Cannabis : Une Histoire de stigmatisation et de potentiel médical inexploité

Le cannabis est une plante entourée de mystère, de controverse et de découvertes scientifiques majeures. Pourtant, son potentiel thérapeutique reste largement sous-exploité. Pourquoi une plante utilisée pendant des millénaires pour ses bienfaits médicinaux a-t-elle été diabolisée ? Pourquoi les chercheurs ont-ils été empêchés d’explorer son potentiel ? Et pourquoi, aujourd'hui encore, le système endocannabinoïde (SEC), découvert il y a plusieurs décennies, reste-t-il si peu étudié et connu des médecins ?

Une histoire thérapeutique ancienne et universelle

L’utilisation du cannabis à des fins thérapeutiques remonte à plus de 5 000 ans. En Chine, sous l’ère de l’empereur Shen Nong (environ 2 700 avant notre ère), la plante était déjà prescrite pour soulager les douleurs, traiter les troubles digestifs et réduire les inflammations. En Inde, elle était utilisée dans l’Ayurveda comme élixir spirituel et médicinal, tandis qu’en Égypte ancienne, des traces de cannabis ont été retrouvées dans des tombes, suggérant son utilisation pour soulager les douleurs menstruelles.

Au XIXe siècle, le cannabis a fait son entrée dans la médecine occidentale. En 1839, le médecin irlandais William B. O'Shaughnessy publie une étude détaillant les propriétés analgésiques et anticonvulsivantes du cannabis, ouvrant la voie à son utilisation thérapeutique en Europe et en Amérique.

Diabolisation et criminalisation

Un tournant idéologique et politique

Malgré ses bienfaits avérés, le cannabis a subi une diabolisation systématique au début du XXe siècle. Aux États-Unis, les campagnes de dénigrement orchestrées par Harry Anslinger, alors directeur du Federal Bureau of Narcotics, ont joué un rôle central. Anslinger associe le cannabis à la criminalité et à des stéréotypes racistes, notamment envers les communautés afro-américaines et mexicaines, qui utilisaient la plante.

Ces campagnes culminent avec l’adoption du Marijuana Tax Act de 1937, qui rend la possession et l’utilisation de cannabis illégales aux États-Unis. Par ricochet, de nombreux pays suivent cette tendance, influencés par la position dominante des États-Unis sur la scène internationale.

La Convention unique sur les stupéfiants (1961)

Sur le plan mondial, la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 classe le cannabis parmi les substances les plus dangereuses, avec une "valeur thérapeutique limitée". Cette classification, largement basée sur des motivations politiques plutôt que scientifiques, freine les recherches médicales et pousse les études sur le cannabis dans l’ombre.

Impact sur la recherche scientifique

La criminalisation entraîne une marginalisation des chercheurs et un arrêt brutal des études. Les scientifiques qui souhaitent explorer les propriétés thérapeutiques du cannabis se heurtent à des obstacles administratifs et financiers, et les fonds publics pour ces recherches sont quasiment inexistants. Le cannabis devient ainsi une plante taboue, à l’exception de quelques laboratoires isolés.

Les militants pour la légalisation médicale : des pionniers de la cause

Dans l’histoire contemporaine du cannabis, certains militants ont joué un rôle déterminant pour réhabiliter cette plante et promouvoir son usage médical. Ils ont souvent défié des lois restrictives, lutté contre des préjugés profondément ancrés et bravé des sanctions légales pour démontrer les bienfaits du cannabis sur la santé. Parmi eux, des figures emblématiques comme Dennis Peron, Jack Herer, et bien d'autres ont façonné l'histoire du mouvement.


Dennis Peron : Le père du cannabis médical en Californie

Dennis Peron, vétéran de la guerre du Vietnam, est sans doute l’un des militants les plus influents dans la lutte pour la légalisation du cannabis à des fins médicales. Ayant constaté l’efficacité du cannabis pour soulager la douleur et les nausées chez ses camarades de guerre blessés, il devint un fervent défenseur de son usage.

Dans les années 1980, alors que la crise du SIDA faisait des ravages, Peron a vu de près les bienfaits du cannabis sur son compagnon Richard, atteint de cette maladie. Convaincu que le cannabis pouvait améliorer la qualité de vie des patients en phase terminale, il a ouvert le San Francisco Cannabis Buyers Club, la première coopérative de distribution de cannabis médical aux États-Unis. Son travail a abouti en 1996 à l’adoption de la Proposition 215 en Californie, une loi historique qui a légalisé l’usage médical du cannabis, ouvrant la voie à une législation similaire dans d’autres États.


Jack Herer : L'activiste visionnaire et auteur du "Emperor Wears No Clothes"

Un autre nom incontournable du mouvement est celui de Jack Herer, souvent surnommé "l'Empereur du Chanvre". Herer était un activiste infatigable, convaincu non seulement du potentiel médical du cannabis, mais aussi de ses innombrables usages industriels, écologiques et économiques.

Dans son ouvrage emblématique, "The Emperor Wears No Clothes" (1985), Herer explore les nombreuses utilisations historiques et modernes du cannabis, dénonçant les motivations politiques et économiques derrière sa prohibition. Il souligne, par exemple, comment l'industrie pétrochimique, la fabrication de papier et d'autres secteurs ont contribué à la diabolisation du chanvre pour éliminer un concurrent durable et bon marché. Son livre est devenu une bible pour les militants du cannabis, et ses efforts ont inspiré des générations à continuer le combat.

Herer était également un fervent défenseur de la recherche sur les cannabinoïdes et le système endocannabinoïde, qu’il considérait comme une clé pour une médecine plus naturelle. Il croyait fermement que le cannabis pouvait non seulement guérir des individus, mais aussi résoudre des problèmes mondiaux comme la pollution, la déforestation et la pauvreté.


Autres figures clés du mouvement

  • Brownie Mary Rathbun : Une militante célèbre pour avoir distribué des brownies au cannabis aux patients atteints du SIDA dans les années 1980. Ses actions humanitaires et son arrestation ont attiré une attention médiatique massive, sensibilisant le public au rôle du cannabis dans la gestion des douleurs chroniques.

  • Rick Simpson : Connu pour avoir popularisé l'huile de cannabis (RSO, Rick Simpson Oil) qu'il a utilisée pour traiter son propre cancer de la peau. Bien que controversée, sa méthode a encouragé de nombreuses recherches sur les applications thérapeutiques du cannabis.

  • Tod Mikuriya : Médecin et psychiatre, Mikuriya a été un pionnier dans la réintroduction du cannabis dans les pratiques médicales. Il a écrit de nombreuses études détaillant ses bienfaits et a été l'un des principaux architectes de la Proposition 215.

Un système endocannabinoïde méconnu et sous-exploité

Le système endocannabinoïde (SEC), découvert dans les années 1990, est pourtant une avancée révolutionnaire en biologie humaine. Son rôle clé dans la régulation de multiples fonctions physiologiques — comme la douleur, l’humeur, l’appétit ou encore l’immunité — en fait un sujet d’une importance cruciale. Malgré cela, le SEC demeure largement méconnu, y compris parmi les professionnels de santé. Une étude publiée dans Frontiers in Medicine en 2020 souligne un fait frappant : moins de 20 % des écoles de médecine aux États-Unis incluent des cours sur le SEC dans leur programme. Cette lacune pédagogique reflète un retard inquiétant dans l'intégration de cette découverte majeure.


Pourquoi ce retard ?

Plusieurs facteurs expliquent cette méconnaissance persistante et le sous-financement de la recherche sur le SEC :

1. La stigmatisation historique du cannabis

Depuis le XXe siècle, la diabolisation du cannabis a limité son étude scientifique. En 1937, le Marihuana Tax Act aux États-Unis a rendu toute recherche sur le cannabis presque impossible. Cette stigmatisation a laissé des traces profondes, même après la découverte du SEC. Beaucoup de professionnels de santé associent encore à tort les cannabinoïdes à un usage récréatif ou illégal, ignorant leur potentiel thérapeutique.

2. La complexité scientifique

Le SEC est un système biologique extraordinairement complexe, ce qui rend son étude difficile. Ses deux principaux récepteurs, CB1 et CB2, sont impliqués dans des processus biologiques aussi divers que la régulation de la douleur, l’immunité et la neuroprotection. De plus, le CBD, l’un des phytocannabinoïdes les plus étudiés, agit principalement de manière indirecte, par des mécanismes encore mal compris. Par exemple :

  • Le CBD inhibe l’enzyme FAAH, augmentant ainsi les niveaux d’anandamide, un endocannabinoïde clé.
  • Il interagit également avec des récepteurs non endocannabinoïdes, comme le 5-HT1A (sérotonine), ce qui élargit encore le champ des recherches nécessaires.

Cette complexité scientifique décourage les financements et les investissements dans des études fondamentales.

3. Le manque de financement

Les restrictions légales et les controverses autour du cannabis ont limité les fonds publics dédiés à la recherche sur le SEC. Lorsque des financements privés sont disponibles, ils visent souvent des objectifs commerciaux, comme le développement de nouveaux produits à base de CBD, plutôt que la compréhension fondamentale du SEC. En conséquence, les mécanismes moléculaires sous-jacents restent largement inexplorés.


Quelles conséquences ?

Cette méconnaissance généralisée a des impacts significatifs :

  • Retard dans la reconnaissance clinique : De nombreux médecins ne sont pas formés pour intégrer le CBD ou d'autres cannabinoïdes dans leurs pratiques, privant leurs patients de traitements potentiellement bénéfiques.
  • Inégalités d'accès : Les patients informés et motivés recherchent des solutions alternatives, tandis que d'autres restent prisonniers de traitements conventionnels qui pourraient être complétés par des thérapies à base de cannabinoïdes.
  • Frein à l’innovation médicale : Des pathologies comme la fibromyalgie, l’épilepsie résistante ou la sclérose en plaques pourraient bénéficier davantage des thérapies basées sur le SEC si la recherche fondamentale et appliquée était encouragée.



Comment surmonter ces obstacles ?

  1. Éducation médicale renforcée
    Intégrer le SEC et les cannabinoïdes dans les programmes d’études des écoles de médecine est une priorité. Des initiatives comme celles menées par des universités israéliennes, pionnières dans l’enseignement des cannabinoïdes, pourraient servir de modèle.

  2. Sensibilisation des professionnels de santé
    Organiser des conférences, webinaires et formations continues pour les médecins, pharmaciens et infirmiers permettrait de réduire la stigmatisation et de les familiariser avec les avancées scientifiques.

  3. Financement accru de la recherche
    Encourager les subventions publiques et privées pour des études fondamentales et cliniques sur le SEC, indépendamment des intérêts commerciaux.

  4. Plaidoyer législatif
    Lever les restrictions légales et administratives qui freinent la recherche, comme l’accès limité au cannabis de qualité médicale pour les essais cliniques.


Les implications thérapeutiques et les perspectives d’avenir

le SEC offre un potentiel thérapeutique immense, et les recherches s’accélèrent :

Douleur chronique et inflammation

Le cannabis médical est déjà utilisé pour traiter des douleurs chroniques, notamment chez les patients atteints de fibromyalgie ou de sclérose en plaques. Des études explorent l’utilisation des cannabinoïdes pour moduler l’inflammation, notamment dans des pathologies comme la maladie de Crohn.

Troubles neurologiques

Le CBD, un cannabinoïde non psychoactif, montre des promesses dans le traitement de l’épilepsie résistante, comme l’a validé l’approbation du médicament Epidiolex par la FDA. D’autres recherches explorent son potentiel dans les maladies neurodégénératives comme Alzheimer et Parkinson.

Santé mentale

Les endocannabinoïdes jouent un rôle crucial dans la régulation de l’humeur et du stress. Des essais cliniques étudient le CBD et le THC comme alternatives aux antidépresseurs et aux anxiolytiques classiques.

Cancers

Les chercheurs explorent les propriétés anticancéreuses des cannabinoïdes, notamment leur capacité à inhiber la prolifération des cellules tumorales et à réduire les effets secondaires des chimiothérapies.

Axes de recherche futurs

  • Cannabinoïdes mineurs : Étudier les effets thérapeutiques de composés moins connus, comme le CBC ou le CBG.
  • Interactions avec le microbiote : Explorer le lien entre le SEC et le microbiote intestinal pour mieux comprendre leurs effets conjoints sur l’inflammation et l’immunité.
  • Médecine personnalisée : Adapter les thérapies cannabinoïdes en fonction des variations individuelles du SEC.